Rubrique: La BD vue par elle même

La Bande Dessinée s'est de bien nombreuses fois penchée sur elle-même, sur son lecteur ou se met en œuvre et il paraît intéressant de considérer ce qu'elle nous transmet comme message à ces moments privilégiés. Bien entendu, les œuvres majeures abordant cette thématique venant immédiatement à l'esprit sont L'Art invisible de Scott McCloud, Watchmen de Alan Moore, Dave Gibbons et John Higgins, ainsi que Fanboy de Mark Evanier, Sergio Aragonés & Co (comment ça, Fanboy n'est pas une œuvre majeure?!!!). Seulement ces pavés mériteraient de s'y pencher bien plus longtemps que je ne peux me permettre pour ce numéro (cf. troisième titre de l'article) du fanzine que vous avez eu le bon goût d'acheter (si ce n'est pas le cas, merci de le reposer sur le présentoir et d'acquitter votre écot avant de poursuivre plus avant votre lecture).

La Bande Dessinée par elle-même

ou Métadiscours du Neuvième Art

ou Délire psychotique à seule fin de respecter la deadline

Pour le moment, contentons-nous d'une œuvre un peu moins importante sans doute mais qui possède quelques intérêts néanmoins. Forgeons-nous la main par Tom Strong! (cf. couverture du numéro en question d'où l'opportunité de la phrase que je commente ici entre parenthèse... Ceci dit, c'est vrai que ce n'est guère important tout ça, je vais arrêter ce genre de remarques plutôt débiles, ou en tout cas si je cède de nouveau à la tentation, je vais éviter de vous les commenter!). En effet, et sans trop dévoiler le contenu de la bande dessinée en question, le premier volume retrace les origines du super-héros tout en nous les faisant parcourir par l'intermédiaire d'un jeune lecteur d'une bande dessinée consacrée au personnage. Nous allons nous pencher sur ce procédé et détailler la partie "réelle", à savoir la partie lecture de la bande, quitte à la déflorer largement (mais sur cet épisode, elle ne couvre pas la majeure partie donc vous aurez encore tout à gagner à le découvrir). Une brève précision pour ceux qui ne connaissent pas (!): Alan Moore est peut-être bien le deuxième meilleur scénariste du Neuvième Art de tous les temps (après Bill Sienkiewicz bien entendu!), il est Anglais et il est urgent de dénicher une de ses œuvres si son nom vous était inconnu (prenez V for Vendetta qu'il a commis avec David Lloyd, Tony Weare, Siobhan Dodds et Steve Whitaker). Remarquons que comme il est très célèbre maintenant, il peut se permettre des fantaisies scénaristiques, sachant qu'il sera de toute façon suivi par un public accro.

Or, donc, allons-y gaiement. Première page: une lettre arrive pour le jeune Timmy: elle contient la bande dessinée de Tom Strong ainsi qu'un badge et un certificat d'appartenance au club. Cela rappellera des souvenirs à certains... Alan Moore nous met tout de suite dans le mode distancié: il va avoir deux niveaux pour s'exprimer: la bande sur les origines du super-héros et la trame temporelle dans laquelle évolue le jeune Timmy qui va lui permettre de faire des commentaires et de faire passer ses réflexions sur la bande dessinée en tant que médium et sur son impact. On remarquera que le nom du jeune rouquin est Timmy Turbo, patronyme suggérant le dynamisme, l'exubérance de la jeunesse. Son air enjoué lui donne un air innocent et la bande va bien être une opposition à Seduction of the innocent de Frederic Wertham et de tous les commentaires déplaisants sur la bande dessinée. On le voit ici se précipiter sur l'envoi (non, non, pas Wertham!!) et son énergie fait plaisir à voir: non les BD ne sont pas incompatibles avec une vie saine!!! Certes, on peut se poser la question du choix du lecteur: Pourquoi Alan Moore s'est-il contenté paradoxalement d'un gosse, alors qu'il est considéré comme le scénariste qui a fait entrer les comics dans l'âge adulte? On peut penser à de l'auto-dérisision. Ou plutôt la démonstration de l'intérêt de la BD s'effectue mieux à travers un jeune gamin, pour contrer les thèses de Wertham. Imaginons un monde parallèle où le sieur Alan Moore fait adhérer un adulte, disons médecin de famille ou avocat, au club de Tom Strong: la démonstration n'en serait que moins efficace puisque ce que les détracteurs de la BD mettent en avant, c'est son pouvoir néfaste sur l'éducation des jeunes. Prendre un personnage déjà adulte sortirait totalement le discours de cette problématique et perdrait de son impact: les adultes peuvent bien faire ce qu'ils veulent, ce n'est pas le problème s'ils décident de perdre leur temps avec des comics ou à regarder des séries B, diraient sans doute les opposants du Neuvième Art… Que dire d'autre sur cette première page? L'enfant s'exclame devant le contenu de la lettre et met en avant le prix dérisoire, petit clin d'œil envers les publicités foisonnantes dans le monde des comics. Il apprend ainsi déjà la vraie valeur des choses et notamment qu'une bonne BD est un trésor inestimable! La mère lui suggérait de ne pas ouvrir le paquet mais, indulgente, a du céder, sachant pertinemment que Timmy ne ratera pas son bus même si elle l'évoque, car il a le sens des responsabilités, autre valeur inculquée fortement par les comics (cf. Spiderman: "A grands pouvoirs, grandes responsabilités" et Dazzler: "Même avec un pouvoir pas si grand que ça, vient une grande responsabilité"). Hein, c'est fou tout ce que peut dire une seule page de bande dessinée, en quatre cases seulement pourrait-on même signaler car les trois cases du haut montrent juste l'arrivée de la lettre: quelle matière, quelle densité de réflexion!!! Et cela joue bien entendu encore en faveur de ce médium merveilleux.

On va devoir avec un petit déchirement (non, pas dû à ma BD, ouf!, mais au sens figuré, tant il est vrai qu'un petit pincement au cœur nous étreint toujours lorsqu'il nous faut quitter un accomplissement aussi ultime en tant que porteur de sens qu'était cette première planche) passer à la page suivante. On remarquera tout d'abord que le jeune Timmy va tout seul à l'arrêt de bus: c'est un grand garçon, autonome. Son éducation lui a été profitable et les comics n'y sont peut-être pas pour rien. En effet, dans la même page, on voit qu'une dame demande un renseignement au chauffeur qui lui répond avec raison que la réponse à sa question stupide était sur le fronton du bus-téléphérique. Elle, représentante de la société adulte et bien-pensante, n'a clairement pas eue la chance de lire des comics dans sa prime jeunesse et le résultat n'en est que des plus flagrants: quelle tristesse! Et dire que c'est de ces gens-là que viennent les foudres dirigées contre les bandes dessinées, qui évoquent les dangers pernicieux de la lecture d'inoffensifs illustrés! On s'amuse avec Alan Moore de cet échantillon pathétique d'humanité au manteau rose bonbon et l'on montre un peu d'indulgence envers ces détracteurs qui ont subi une éducation imparfaite… Mais revenons à l'intérieur du bus: le jeune Timmy se dirige posément (Non, il ne saute pas dans tous les coins, il sait se tenir: la BD ne transforme pas les gosses en galopins dissipés!) vers une place et ouvre son comics tranquillement, souriant d'anticipation. Eh! Il a bien vu que c'était Alan Moore qui était au scénario: il a déjà bon goût et est conscient du niveau et du talent de cet auteur car la bande dessinée forme le goût artistique. On remarquera qu'il met à profit intelligemment le temps de transport et lorsque l'on croise les nombreux individus au regard absent qui peuplent les transports en commun, remercions là encore les bandes dessinées d'offrir une occupation utile et agréable dans ces véhicules. L'apologie du médium se poursuit donc... Là, un premier passage fait place à la lecture des origines de Tom Strong. Retrouvons-nous ensuite.

Ensuite, la suite, donc. Le jeune Timmy a parcouru la première partie des origines de Tom Strong, comme on le voit dans le fascicule ouvert devant ses yeux. Et là, sans doute le traducteur et le lettreur, impressionnés par la valeur du message d'Alan Moore ont-ils décidé d'en rajouter une couche, d'abonder dans son sens (quel esprit de coopération dans la poursuite du grand œuvre: la Défense des Comics injustement décriés! Et oui, la bande dessinée permet également de s'insérer socialement dans un but humanitaire!) puisqu'il n'ont tout simplement pas refait figurer la traduction dans les pages de la bande dessinée dévorée par notre gamin. Ce qui nous offre une interprétation supplémentaire, non à l'actif de Moore, certes, mais non moins édifiante: à son âge, le jeune Timmy lit déjà l'Anglais! Le Neuvième Art est une telle source de motivation que même des jeunes enfants apprennent une autre langue pour pouvoir profiter des trésors de la VO. On passera rapidement sur la remarque de l'enfant "c'est le meilleur comics que j'ai jamais lu", qui est à mettre en relation avec la division dans laquelle s'inscrit Tom Strong: ABC autrement dit America's Best Comics, formulation pompeuse à rapprocher des titres qui ornaient les couvertures de nombreux fascicules, notamment chez les Fantastiques: du style "l'aventure la plus grandiose que vous ayez jamais lu"... Cette grandiloquence tient à la fois du sens commercial et de l'auto-dérision et l'enfant ici entre de plein pied dans ce énième degré en s'exclamant donc à haute voix sur la qualité de la bande qu'il tient entre les mains, montrant ainsi sa conscience claire et nette de l'intérêt de ce qu'il lit mais aussi faisant preuve d'un détachement à la fois critique et humoristique: quel esprit finement aiguisé par la culture comics!!! Sans compter qu'il espère peut-être faire un peu de prosélytisme, tel un missionnaire au milieu des incultes: la bande dessinée apprend donc la compassion envers ses semblables qui, eux, n'ont pas bénéficié de l'apport du Neuvième Art dans leur éducation… Passons à la lecture proprement dite: les yeux de Timmy sont grands ouverts, réceptifs à l'extrême, tandis que la dame rose-bonbon lit avec les yeux légèrement condescendants, l'air amorphe et passive, ennuyée ou snob: là encore, l'intérêt des fascicules illustrés tant décriés apparaît pleinement, cela joue sur l'attitude générale et permet de diriger sur une optique de vie en général à savoir profiter du moment que l'on passe sur Terre plutôt que se barber à longueur de journée! Pendant l'attaque du bus par des bandits de grande envergure (hum!), on distingue dans une case au premier plan Timmy en train de lire souriant et au second plan la dame rose-bonbon avec une énorme bombe lacrymogène (critique en passant de la course aux armements au seul nom de la légitimité de l'auto-défense qui fait proliférer les armes aux Etats-Unis) qui s'apprête à se défendre contre un des malfaiteurs brisant la vitre au pied de biche. Une des critiques essentielles faite aux comics était la violence du contenu et là la vie "réelle" est opposé au sourire simple d'un lecteur heureux. Quel meilleur argument apporter? Et bien Alan Moore va apporter encore une pierre de plus par la suite comme nous allons le constater, après le nouvel intermède: le deuxième passage concernant les origines de Tom Strong.

On retrouve notre gamin avec les larmes aux yeux suite à cette seconde partie de la naissance de Tom Strong: eh oui, la bande dessinée permet également de jouer sur toute la gamme des émotions et les comics ne sont pas que combats ininterrompus comme le laissent entendre les personnes malveillantes. La compassion est donc une qualité encouragée également par la lecture de BD comme on peut le voir ici, Timmy sympathisant avec le sort du héros, et cette qualité devrait être plus qu'encouragée. Pendant ce temps, dans les airs et au-dessus du bus, Tom Strong (dans la trame "vie réelle") règle leur compte aux attaquants du téléphérique-bus. Les cadrages sont serrés et l'on ne verra à aucun moment la tête du héros dans cette trame (au moment où il surgit, le personnage est à contre-jour). On est très loin ici des visages grimaçants, le pantalon rappelle un uniforme de cavalerie, il combat avec ses poings: il n'est pas trop mis en avant et représente ici presque les forces de l'ordre dans toute leur modestie. Cependant les passagers du bus suivent le combat avec attention, tandis que Timmy, lui, est plongé comme il est dans sa lecture. Les remarques glorifiant Strong se succèdent, pour eux il s'agit d'un spectacle dont ils se délectent, un combat se déroulant sous leurs yeux! Il s'agit de quelque chose à raconter au repas de famille du dimanche, aux collègues, bref de quoi satisfaire un besoin pas très avouable, comme lorsque les places des villages étaient bondés de monde lors d'une exécution! Alors que loin de la mentalité de ces gens (du pain et des jeux), Timmy quant à lui représente le penchant culturel bien plus bénéfique. D'ailleurs, il est outré par l'incorrection de ces "supporters" qui n'ont aucun respect pour autrui puisqu'ils sont pris d'une telle fièvre qu'ils en rendent la lecture paisible impossible. Il les rappelle à l'ordre et ces individus imbus d'eux-mêmes sont tous étonnés de voir ce petit gamin leur faire la leçon en leur indiquant, par son attitude digne, que le respect est une valeur fondamentale, et qu'en plus la lecture est bien plus intéressante que la vue d'un combat de catch, qu'il ne tient qu'à eux de ne pas suivre hypocritement (puisqu'à l'inverse ils critiquent la violence des comics, pourtant si porteuse de message comme on le voit ici) la violence réelle, en voyeurs... Quelle conscience déjà chez ce tout jeune gosse!

Mais l'on arrive déjà à la fin de ces aventures après avoir de nouveau plongé dans la trame des origines de Tom Strong. Les voyageurs sont agités et des journalistes les attendent à l'arrêt. Et là, c'est la folie, déjà la dame rose-bonbon se fait un plaisir d'enjoliver les événements, histoire de se rendre intéressante, de passer à la télévision, rêve ultime faisant fantasmer une multitude de personnes de par le monde, rêve futile pour les gens conscients des vrais valeurs, comme déjà l'est le très mature décidément (et grâce aux comics, bien entendu!) Timmy Turbo qui s'échappe habilement de la horde de journalistes. A vrai dire, ceux-ci ne le considèrent pas non plus, petite critique au passage sur la manque d'attention que l'on accorde aux enfants (manque d'attention de la part de gens qui décrieront justement le médium bande dessinée parce qu'il touche les enfants: quel manque de cohérence de ces détracteurs!). Cette bande dessinée en mettant un enfant en valeur, permettra aux gosses qui la liraient de se sentir un peu plus fier, plus conscient de ce qu'ils valent, et ainsi les pousser à se diriger vers le chemin qu'a déjà pris Timmy, à savoir lire plus de comics pour parfaire leur éducation! Hum... Bon, nous arrivons à la fin de la BD et Timmy passe devant un Strong qui lui signifie son contentement qu'il ait pu arriver à l'heure à l'école et la bienvenue dans le club. Le jeune, complètement absorbé par la lecture, ne s'était rendu compte de rien jusqu'à présent et lève enfin le nez peu après l'intervention de Strong. La lecture si prenante du comics ne lui a pas permis de voir son interlocuteur mais il saisit son identité et ne peut plus que s'exclamer. Il s'agit ici de finir sur une petite note d'humour. Bien entendu, cela sert à ré-humaniser le jeune Timmy qui devenait trop gonflé de qualités grâce à son éducation qu'il conduit de manière active (c'est lui qui a décidé de s'inscrire au club de Tom Strong après tout...): la distraction vient ainsi le ramener sur le plancher des vaches. Alan Moore admet que les bandes dessinées puissent être si passionnantes qu'il puisse être difficile de s'en détacher. C'est le danger de toute passion. Mais Timmy est encore jeune et aura le temps de faire la part des choses. D'ailleurs ce message s'inscrivant lui-même dans un comics est preuve d'auto-dérision mais aussi qu'un gamin prendra conscience de ce risque au fil même de ses lectures de bandes dessinées (puisqu'elles soulignent le danger elles-même explicitement) et donc pourra s'en préserver, ultime retournement de ce qui aurait pu paraître comme un défaut (danger d'ailleurs mis en avant par les détracteurs: détacher les lecteurs de la réalité) des bandes dessinées. Cet argument défavorable est donc par le même coup désamorcé.

Je pense que nous avons au cours de ces quelques pages de bandes dessinées vu comment Alan Moore jugeait bande dessinée et lecteurs, comment il prend une défense acharnée contre les détracteurs de ce médium fantastique. Et tout ça en quelques pages dispersées, l'autre moitié de la bande dessinée étant consacrée à l'aventure, aux origines de Tom Strong. La substantifique moelle est bien dense ici et le lecteur intéressé par notre problématique, la BD dans la BD, est donc servi copieusement. Bonne digestion!

Maxime Isant

 

 

 

Référence:
Tom Strong / Planetary #1
Tom Strong, les origines: sce: Alan Moore / des: Chris Sprouse
Éditions Spark